Sommeil naturel ou social ?

Vous vous réveillez la nuit ? Vous avez l’impression de ne jamais dormir d’un seul bloc ? Et si ce n'était pas un trouble mais un retour aux rythmes ancestraux ? Dormir huit heures d’affilée, de 23 h à 7 h : c’est devenu la norme. Les médecins, les coachs bien-être, les applis de suivi du sommeil nous le rappellent en boucle : pour être en forme, il faut viser une nuit longue, régulière et continue. Mais cette conception du sommeil est beaucoup plus récente qu’on ne le croit. Pendant des siècles, nos ancêtres ont dormi autrement. Et dans d’autres cultures, le sommeil s’articule différemment encore aujourd’hui. Dans cet article, je fais le point sur ce que dit la médecine du sommeil aujourd’hui, je vous explique comment on dormait avant la révolution industrielle et pourquoi certaines expérimentations modernes veulent fractionner le sommeil. Le but est de vous faire réfléchir sur votre propre rapport au sommeil.

Le consensus médical : un sommeil continu reste la référence

La médecine du sommeil repose aujourd’hui sur un constat clair : pour un adulte en bonne santé, il faut 7 à 9 heures de sommeil par 24 heures, idéalement en un seul bloc nocturne. Un rapport de l’Institute of Medicine (2006) a établi que le manque ou la fragmentation du sommeil favorise :

  • l’obésité,

  • le diabète,

  • l’hypertension,

  • les troubles de l’humeur,

  • la fragilité du système immunitaire.

Des chercheurs en chronobiologie montrent aussi que notre sommeil est régi par un rythme circadien de 24 h. Le fragmenter excessivement perturbe cette horloge interne. Le Dr Alon Avidan (UCLA Sleep Disorders Center) souligne qu’aucune donnée scientifique ne prouve d’avantage au sommeil polyphasique chez l’humain. À long terme, les risques dépasseraient les bénéfices.

Et la sieste alors ? Elle est bien tolérée, voire recommandée en médecine du sommeil : 20 à 30 minutes maximum, en début d’après-midi.

Elle est sans impact sur le sommeil nocturne et se révèle particulièrement utile pour :

  • les travailleurs de nuit ou à horaires décalés,

  • les étudiants,

  • les personnes âgées,

  • les personnes en convalescence ou très fatiguées.

Une norme... très récente : comment dormait-on avant ?

L’historien Roger Ekirch a montré, à partir de journaux intimes et de textes anciens, qu’en Europe préindustrielle, les nuits étaient souvent divisées en deux : un premier sommeil du crépuscule à minuit environ, une période d’éveil nocturne calme : prières, lecture, conversation, sexualité, un second sommeil jusqu’à l’aube.

Ce rythme a disparu avec :

  • l’éclairage artificiel (gaz puis électricité),

  • la réglementation du travail,

  • l’idée d’une nuit compressée, fonctionnelle, adaptée à la productivité.

Dans les cultures méditerranéennes ou latino-américaines, la sieste reste aujourd’hui un pilier du rythme quotidien. Ce n’est pas une anomalie, mais un équilibre entre climat, physiologie et organisation sociale.

Dormir d’un seul bloc n’est donc pas universel. C’est une construction culturelle.

Le sommeil, un marqueur culturel et social ?

Notre façon de dormir n’est pas seulement biologique. Elle reflète aussi nos valeurs, notre statut social, notre rapport au temps et à la norme. Dormir peu est parfois perçu comme une preuve de volonté, d’efficacité, de force mentale. Le culte du "5AM Club" (des personnes qui se lèvent à 5 heures du matin) ou les figures comme Elon Musk en sont des symboles. Ainsi, se coucher tôt peut être associé à une image vieillotte, non ambitieuse, voire à une perte d’opportunité sociale (soirées, nightlife, disponibilité constante).

Il faut savoir que les femmes ont un sommeil plus fragmenté, notamment en raison des charges domestiques et parentales. Les études montrent qu’elles souffrent plus d’insomnie. Il en est de même des personnes qui subissent des horaires morcelés, de celles qui ont moins de contrôle sur leurs temps de repos ou encore vivent dans le bruit, le stress, la promiscuité, environnements peu propices au sommeil. Notre sommeil peut donc aussi être une manifestation d’inégalités et des normes sociales. Il n’est pas qu’une question d’hygiène de vie.

Le sommeil polyphasique moderne : solution ou illusion ?

Le terme "sommeil polyphasique" s’est popularisé au 20ᵒ siècle avec des expérimentations radicales :

  • Uberman : siestes de 20 min toutes les 4 heures (2 à 3 h de sommeil total par 24 h).

  • Everyman : un bloc de 3–4 h + siestes régulières.

  • Dymaxion : 30 min toutes les 6 heures.

Ces régimes promettent plus de temps éveillé, mais à quel prix ? Les études montrent que ces protocoles induisent rapidement :

  • somnolence,

  • altération cognitive,

  • réduction de l’immunité,

  • stress physiologique.

Ils ne sont ni viables, ni recommandés par la médecine. Mais ils répondent à certains contextes extrêmes. Le médecin italien Claudio Stampi a étudié des navigateurs solitaires, contraints de dormir par tranches de 20 à 30 min. Il a montré que :

  • le corps peut entrer rapidement en sommeil profond,

  • la vigilance se maintient de manière fonctionnelle,

  • mais les effets à long terme sont inconnus.

Dans l’armée ou les missions spatiales, des rythmes fragmentés sont parfois testés pour optimiser la vigilance. Il faut comprendre que ce sont des stratégies de performance ou de survie, pas des modèles pour le quotidien.

Un sommeil plus souple, est-ce toutefois possible ?

Ce que ces données montrent, c’est la plasticité du sommeil humain. Notre organisme est capable de :

  • dormir d’un seul bloc,

  • fractionner en deux phases (avec sieste),

  • basculer temporairement en polyphasique.

Mais cela ne veut pas dire que tous les rythmes sont sains. Il s’agit de comprendre que le réveil nocturne n’est pas toujours pathologique, que le besoin de sieste n’est pas un échec, que la variabilité du sommeil est normale et que le véritable enjeu n’est pas d’imiter les extrêmes, mais de retrouver un rapport plus adapté à nos rythmes personnels.

Et si bien dormir, c'était juste... s'écouter ?

Aujourd’hui, la médecine recommande sans équivoque un sommeil continu, adapté au rythme circadien. Mais l’histoire, la culture et certains contextes extrêmes montrent que dormir autrement n’est pas toujours un trouble. En tant que spécialiste du sommeil, je constate que de nombreuses personnes se sentent en échec face à un modèle rigide qu’elles ne parviennent pas à suivre.

Et si on arrêtait de vouloir dompter nos nuits ? Redonner au sommeil sa place centrale, c’est d’abord accepter sa variabilité. Ce n’est pas à vous de rentrer dans un moule de sommeil parfait. C’est à votre rythme de trouver sa forme.

📄 Références

Institute of Medicine (US). Sleep Disorders and Sleep Deprivation: An Unmet Public Health Problem. National Academies Press, 2006.

Walker, M.P. Why We Sleep: Unlocking the Power of Sleep and Dreams. Scribner, 2017.

Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits, Paris, Amsterdam éditions, 2021.

Stampi, C. Why We Nap: Evolution, Chronobiology, and Functions of Polyphasic and Ultrashort Sleep. Birkhäuser, 1990.

Des statistiques françaises

Jusqu’à 30 % des Français souffrent de troubles du sommeil. Plus de deux tiers ont déclaré avoir eu un problème de sommeil dans les huit derniers jours (contre 48 % en 2000). Environ 28 % des adultes français déclarent accumuler une dette de sommeil, et 18,5 % souffrent de somnolence diurne excessive. En France, on a perdu en moyenne 1 h 30 de sommeil par nuit en un demi-siècle, et la durée moyenne est désormais autour de 6 h 41 par nuit. 36 % des Français dorment moins de 6 heures par nuit. Une majorité (74 %) des Français déclarent se réveiller une à deux fois par nuit, et 24 % ressentent une somnolence diurne — particulièrement chez les jeunes (18–34 ans) et les personnes sédentaires.

Pourquoi les Français dorment-ils encore plus mal que d'autres ?

1. Une culture du stress, de la plainte et de l’hyperanalyse

  • Les Français expriment plus ouvertement leur malaise existentiel, ce qui peut être une richesse… mais aussi un facteur de rumination mentale.

  • La langue française et les médias favorisent souvent l’analyse critique, la surmentalisation, voire la dramatisation.

  • Cela alimente l’insomnie cognitive : on pense trop pour dormir. « Les Américains vont au lit pour dormir, les Français pour penser. »

2. Des horaires sociaux décalés

  • Dîner souvent tard (20h-21h), émissions TV jusqu’à minuit, apéros longs… : cela repousse naturellement l’endormissement.

  • En comparaison, les pays nordiques ou asiatiques ont souvent des rythmes plus précoces. Les Français dorment peu et se couchent tard, ce qui nuit à la récupération.

3. Des rythmes de travail rigides, mais pas toujours compatibles

  • La journée de travail française commence tôt (8–9 h), y compris pour les enfants (école dès 8 h), mais les rythmes sociaux sont tardifs → dette de sommeil dès le lundi.

  • Le manque de flexibilité des horaires (vs. pays scandinaves, Allemagne) empêche les Français de récupérer ou de s'adapter à leur chronotype.

4. Une société de performance et de surmenage mental

  • Beaucoup de Français vivent un sentiment d’épuisement diffus, sans pour autant faire assez d’activité physique (sédentarité).

  • L’injonction à la réussite intellectuelle, sociale et professionnelle est forte (notamment via les études ou la position sociale).

Résultat : fatigue mentale + manque d’ancrage corporel = trouble du sommeil.

5. L’insomnie comme signe d’intelligence ou d’engagement ?

  • Culturellement, dormir peu peut être perçu (à tort) comme un signe de sérieux ou d’investissement (“Je bosse tard”, “Je cogite la nuit”…).

  • Cela contraste avec des cultures plus pragmatiques ou naturelles du sommeil (Espagne, Japon, pays nordiques…).

6. Une médecine du sommeil peu accessible ou mal connue

  • Les Français consultent rarement pour les troubles du sommeil, sauf en cas d'épuisement sévère ou de dépression.

  • Peu de campagnes de santé publique ciblent le sommeil comme priorité, contrairement à d'autres pays (Canada, Suisse…).

  • Trop souvent, on médicalise (hypnotiques, anxiolytiques) au lieu de traiter les causes (stress, hygiène de vie, écrans…).

7. Un climat politique, social et économique anxiogène

  • Enquête après enquête, les Français apparaissent parmi les plus pessimistes du monde quant à leur avenir.

  • Conflits sociaux, peur du déclassement, inflation, défiance envers les institutions… nourrissent une insécurité intérieure, qui favorise l’insomnie chronique. La colère ou l’inquiétude sociale… ça empêche de dormir. Littéralement.

8. Un système éducatif épuisant pour les enfants (et leurs parents)

  • L’école française commence tôt, donne beaucoup de devoirs, et engendre une forte pression sociale.

  • Les enfants dorment souvent moins que les recommandations de l’OMS, ce qui crée un cercle vicieux : enfants agités, parents stressés, sommeil perturbé chez toute la famille.

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